La honte était parvenue à vaincre sa terreur de lenfer. Dieu comprenait sans doute la détresse qui le poussait au parjure. Lun des souliers de sa dernière paire sétait ouvert comme une figue trop mûre. Sa chemise partait en lambeaux et ses pantalons ne semblaient pas en meilleur état.
Tu lui diras la vérité, lui conseilla sa mère. Sur cette île, nous ne sommes pas les seuls à manquer de tout, même de nourriture.
Putain de misère ! LArchipel maltais connaissait sa troisième année de sécheresse. La terre, brûlée par le soleil et le sirocco, souvrait de crevasses larges comme le poing. Les denrées devenaient un luxe que seuls les Anglais pouvaient encore soffrir. Une garnison de quinze mille hommes, les fonctionnaires et leur famille quil fallait nourrir : les Britishs raflaient le peu que lîle produisait encore, précipitant la population dans la famine.
Face à la calamité, certains Maltais osaient chuchoter, imaginant que lon pourrait importer quelques sacs de blé français. Ces messieurs leur riaient au visage. LEmpire britannique sen remettant à la France pour approvisionner ses colonies. Fallait-il être maltais pour imaginer une telle humiliation.
Je crois bien que je vais y aller, annonça Paul Caruana sans bouger dun pouce.
Il eut un regard par la fenêtre ouverte. Le troupeau sétait rassemblé au bout du champ. Plus rien à brouter, deux chèvres étaient mortes en quelques semaines et les survivantes ne donnaient plus de lait.
Paul passait désormais ses journées dans la crique voisine. La vingtaine de minuscules poissons de roche, une paire de mulets, une dorade les jours de chance, représentaient bien souvent leur seul repas.
Caruana finit par se lever et sortit.
La lettre vient de ton frère, annonça le capelan après avoir ouvert lenveloppe.
De Gaëtano, vous en êtes sûr ?
Paul nen revenait pas. Il vivait dans la certitude quil nentendrait plus parler de son aîné. Celui-ci avait passé des semaines sur le port de La Valette, dormant sur les quais dans lespoir dêtre embauché sur lun des navires faisant escale sur lîle. Il avait de toute évidence réussi son coup malgré la concurrence. Ils étaient des milliers à rêver de départ vers des terres hospitalières où les enfants nauraient plus jamais faim. Un sixième de la population se préparait en effet à quitter le pays de ses ancêtres. Ces hommes, ces femmes, allaient ainsi engendrer la plus importante émigration en pourcentage que le monde nait jamais connue.
Où est-il en ce moment ? demanda Paul.
Le curé se signa avant de répondre :
À Tunis, chez les Barbaresques.
Un nom rappelant à lui seul la terreur aux couleurs de lenfer qui fut imposée aux habitants de larchipel durant des siècles. La guerre de course connaissait alors de beaux jours. Corsaires de Tunis et dAlger, Chevaliers de Malte, se rendaient la politesse dans des razzias où les populations capturées finissaient sous le joug de lesclavage. Ces visites croisées appartenaient désormais au passé. La France avait occupé lAlgérie. La Royal Navy veillait sur le sommeil des ayants droit de son Empire. Et il est prouvé que lon dort bien mieux le ventre vide.
Daprès ce quil raconte, ajouta le capelan, la vie est plus facile chez les païens pour les hommes qui nont pas peur du travail. Il vous propose, à ta mère et à toi, daller le retrouver. Il te demande aussi damener tes chèvres. Il paraît que les gens de là-bas apprécient le lait des chèvres maltaises.
Le curé hocha la tête.
Je serais bien étonné quun mahométan puisse faire la différence entre le lait de chèvre et celui de brebis. Bon, je continue. Il attend ta réponse. Si vous donnez votre accord, il enverra quelquun vous chercher dici quelques semaines. Il faudra vous tenir prêts à tout moment. Le bateau ne pourra pas vous attendre. Il finit en disant quil fera son affaire du coût de la traversée et quil vous embrasse.
Le prêtre remit la page de papier quadrillé dans lenveloppe.
Si tu veux, je técrirai la réponse.
Merci mon père ! Je réfléchis avec ma mère et je vous dirai, répondit Paul en se levant.
Et nai pas honte de venir à la messe le dimanche, lui dit encore le prêtre en le raccompagnant. Je te rassure. La moitié des paroissiens qui assistent aux offices nont plus de chaussures.
Le sujet occupa désormais la plupart de leurs échanges. Mme veuve Caruana percevait dans cette opportunité une chance à ne pas laisser passer. Jamais elle nenvisagea toutefois de faire partie du voyage. Le bout de son chemin se trouvait ici, près de son époux, dans le petit cimetière bordant léglise paroissiale.
Paul décida alors de classer le projet dans le tiroir des affaires sans suite. Il se préparait à rendre une nouvelle visite au capelan quand sa mère revint à la charge.
Tout est arrangé, lui dit-elle. Tu nas plus à te soucier de moi. Jirai vivre chez ta sur Fiona. Son mari est daccord pour mhéberger. Il te demande seulement de lui donner quatre chèvres avant de partir.
Paul séveilla en sursaut. On frappait à la porte sans ménagement.
Tu as une demi-heure pour te préparer et réunir tes bêtes, annonça lun des deux visiteurs dans un maltais chancelant. Le bateau est ancré dans Saint Georges Bay. Départ dans deux heures.
Comme ça, en pleine nuit ?
Lautre eut un sourire.
Hé oui, cest ainsi, notre métier se pratique plutôt de nuit.
Et quel est votre métier ?
Le même que celui de ton frère Gaëtano et de bien des Maltais de Tunisie. Cest une sorte dimport-export où les échanges se font bien plus dans les criques isolées que dans les grands ports. Tu vois ce que je veux dire ?
Non, Caruana ne voyait pas. Mais linstant se prêtait peu aux éclaircissements. Le temps de serrer sa mère contre lui, de sortir les chèvres de la bergerie, Paul Caruana quittait Ghar Dalam, le village de ses ancêtres. Deux heures plus tard, son île disparaissait dans les brumes de la nuit. Il ne devait plus jamais y revenir.
Tunis 1846.
Camerla Caruana attela son bouc à la petite charrette imaginée et conçue par son époux. Elle installa Fifine au premier étage, limpériale en quelque sorte, capitonnée dun vieil édredon et garnie dun parapluie à lusage de toutes les saisons.
Le nourrisson ouvrit les yeux, sourit à sa mère et se rendormit. Camerla lui passa la main sur le visage dans une tendre caresse.
Cest lheure de ta promenade, lui dit-elle en chargeant un arrosoir et une éponge destinés à nettoyer le pis de ses bêtes.
Le troupeau se mit en marche. Le bouc, sérieux comme un officier de larmée des Indes, gardait ses distances, avançant à deux pas derrière sa patronne sans jamais se laisser distraire par les trognons de légumes et les papiers gras parfumés par les restes de gâteux au miel.
Aïa, aïa ! Mourou, mourou ! criait Camerla, prolongeant ses appels dun sifflement inimitable, connu dans tout le quartier franc et dans les moindres ruelles de la Médina.
Les premiers clients sortaient sur le pas de la porte, provoquant un affrontement général. Les chèvres perdaient alors leur flegme, se distribuant maints coups de corne dans leur désir de se présenter en tête devant Camerla. Leurs mamelles traînaient au sol, battaient leurs pattes et les faisaient souffrir. Leur combat était celui de la liberté.
Paul Caruana quitta léglise Sainte Croix. Assis sur les marches, il enleva ses chaussures, noua les lacets et les posa ainsi sur son épaule. Un geste guidé par un souci déconomie qui ne le quittait pas malgré les trois pièces dor que son travail et celui de son épouse leur avaient rapportées.
Le curé, un Italien du Nord, blond comme un ange du Paradis, sortit à son tour et vint sasseoir à ses côtés.
Paolo, lui dit-il, je voudrais te donner un conseil. Et je pense quil serait sage que tu le prennes au sérieux. Vois-tu, je crois quil est temps que ton fils Nazzareno fréquente lécole italienne.
Caruana hocha la tête. Lidée lui paraissait plus que saugrenue.
À lécole, mais pour quoi faire, mon père ? demanda-t-il.
Pour apprendre à lire et à écrire. Mais aussi pour parler un bon italien. Vous savez que vous, les Maltais de Tunisie, vous êtes destinés à devenir italiens un jour ou lautre. Et je pense que cest là le désir de la majorité dentre vous.
Paul ne pouvait nier que le prêtre avait raison. Les quelques milliers de Maltais vivant à Tunis subissaient de plus en plus linfluence italienne, seule communauté européenne organisée, défendue par une ambassade puissante et active.
Malte, nétant pas considérée comme une nation, ses habitants ne pouvaient prétendre à aucune citoyenneté. Une époque où la loi tunisienne imposait aux consulats européens de prendre en charge leurs ressortissants. Mais où caser ces Maltais devenus bien encombrants ? Lambassade du Royaume-Uni, sur la demande présente du Bey, fut contrainte de reconnaître leur existence. Et les voici sujets de lEmpire britannique ou éléments anglo-maltais suivant lhumeur dun secrétaire de service.
Une décision qui nen fit pas des Anglais pour autant. Le seul chemin qui souvrait devant eux les dirigeait vers la nationalité italienne. Toute lorganisation de la vie quotidienne les y invitait : la paroisse Sainte-Croix sur laquelle régnait un clergé italien, les journaux, les écoles, lîle de Malte qui se perdait dans les souvenirs, les mariages mixtes et la volonté légitime dappartenir à une nation prête à les reconnaître comme citoyens à part entière.
Je parle larabe, le maltais et litalien, fit remarquer Caruana. Et pourtant, je ne suis jamais allé à lécole.
Le prêtre eut un sourire.
Il est question de litalien, du vrai, pas du charabia sicilien que jentends ici tous les jours, et auquel jai dû madapter pour me faire comprendre.
Caruana promit de réfléchir. Dix minutes plus tard, se promenant dans la Médina, il avait oublié le prêtre et sa drôle didée.
Paul ne pouvait se lasser du spectacle que lui offraient les marchés de Tunis. Il devait bien admettre quAllah pouvait se montrer plus généreux que le Christ quelquefois. Des montagnes dagrumes, un jardin potager béni des dieux, des pastèques quun seul homme ne pouvait porter, des dizaines de boucheries proposant des agneaux enlevés à leur mère et des moutons à la chair ferme et odorante suivant les goûts. Des marchés vivants, bruyants, animés par des orchestres de rues, des diseuses de bonne aventure et des charmeurs de serpents. Des marchés où lodorat était assailli à chaque instant : coriandre, clou de girofle, tebelcarouia, camoun, se mélangeaient dans des bouquets qui nappartenaient quà lOrient.
Caruana constata à nouveau que la Tunisie lavait capturé. Il aimait ce pays et tous les êtres qui le partageaient : Arabes, Juifs, Siciliens et Maltais. Il en était à présent certain. Cest sur cette terre quil voulait mourir.
Paul retrouva son fondouk du quartier franc, le seul où les chrétiens étaient en droit de résider.
Des pièces lune dans lautre ouvraient sur une cour aux allures darche de Noé. Les cochons, volailles et chèvres des locataires partageaient lespace avec les ânes des Tunisiens en visite à la Médina et les chameaux de tribus nomades résidant en ville le temps de vendre les produits de leur artisanat.
Là, sentassaient une trentaine de familles maltaises, parmi les immondices, dans le doux parfum du fumier et des ordures. Et quand le temps se mettait à lorage, lorsque ces tornades propres à la Méditerranée arrosaient la ville, leur arrivait alors tout ce que leau charriait avec elle. Le quartier franc méritait bien son titre dégout de Tunis.
Tunis 1862.
On enterrait ce jour-là Paul Caruana, emporté par lépidémie de typhoïde qui avait eu comme effet délaguer le quartier franc et de libérer ainsi quelques places pour de nouveaux immigrants. Le flot des miséreux arrivant de Sicile et de Malte nétait pas près de se tarir. Sans cette loi beylicale absurde, les contraignant à sentasser dans le cloaque de la ville, leur existence aurait eu un goût de miel. Ce pays ne comptait en effet que dix-sept habitants au kilomètre carré. Larchipel maltais en dénombrait plus de six cents.
Tunis 1881.
Nazzareno Caruana était arrivé deux bonnes heures avant le début du défilé. La foule des grands jours se pressait le long de la Promenade de la Mer. Les Tunisiens étaient venus en nombre, voulant sans doute célébrer larrivée dune civilisation éclairée qui les sortirait enfin de leur Moyen-Âge. Les juifs paraissaient plus sceptiques. Ils jugeraient sur pièce, lHistoire leur ayant enseigné que ses vicissitudes les désignaient bien souvent comme bouc émissaire.
Caruana, lui, était là pour jouir dun spectacle gratuit. Lévénement ne semblait pas de nature à changer le cours de son existence. La France, à cette époque, offrait aux Maltais une image trouble et mitigée. Ces derniers navaient pas oublié le passage de Bonaparte et de ses soudards sur leur île. Les soldats de la Révolution, portant dans leurs bagages lutopie de la liberté, furent accueillis comme des libérateurs. Ils sonnaient le glas du règne des Chevaliers, maîtres de lArchipel depuis 1530. Dix-huit mois plus tard, les habitants se révoltaient contre ces envahisseurs hautains et pillards de surcroît. Les Anglais les avaient aidés à renvoyer chez eux ces visiteurs encombrants. Ils devaient oublier de quitter lîle une fois leur généreuse mission accomplie. Limage de la France retrouvait quelques couleurs avec la prise dAlger, ce nid de pirates coupable de bien des razzias durant des siècles. Une nouvelle rencontre entre Français et Maltais sannonçait. Allait-elle déboucher sur le pire ou le meilleur ?
Les Italiens sétaient enfermés chez eux. Cette journée représentait à leurs yeux une bien lourde défaite. La France venait en effet de leur chiper une place que lHistoire semblait leur avoir réservée.
Nazzareno Caruana se moquait bien en cet instant de toutes ces tribulations politiques. Privé de citoyenneté, il nétait mû par aucun sentiment national. Il appartenait à la tribu des Maltais de Tunis : cétait bien là son seul drapeau. Même lîle de ses ancêtres se perdait dans les souvenirs. La dernière lettre remontait à dix ans. Elle lui annonçait la mort de sa grand-mère et ouvrait ainsi le livre de loubli.
Lon entendit enfin la musique. La grande et belle armée coloniale remontait le Boulevard de la Mer. Une heure de spectacle haut en couleurs durant laquelle la France montra ses muscles. La Tunisie navait pas choisi sa puissance protectrice par hasard. Et les insurgés du Centre et du Sud ne semblaient pas avoir compris que lon venait de leur offrir mille ans de bonheur et de prospérité.
Caruana retrouva les trois pièces de son fondouk où sentassait la marmaille. Pris par le quotidien, il oublia la France et son Protectorat. Lévénement ne paraissait pas de nature à changer le cours de son destin.
Tunis 1920.
Lazare Caruana arrêta son araba face au 56 rue de la Verdure. Il quitta sa charrette, flatta la croupe de son anglo-arabe dans une caresse de père.
Le cheval venait dentrer dans lexistence des Caruana du fondouk de la rue Sidi Kadous. Il écrivait ainsi la première page dune épopée riche de plusieurs volumes.
Rachid Boussen lattendait. Il servit le thé, puis ouvrit le propos par maints salamalecs comme il se doit avant de parler affaire.
Pourquoi la majorité des Maltais choisissent-ils ce quartier pour sy installer ? demanda-t-il ensuite.
Parce quils veulent rester ensemble, répondit Lazare sans hésiter. Et maintenant, ici, nous avons notre église et notre cimetière.
Avec larrivée de la France, Tunis sortait de ses murailles et connaissait une expansion sans précédent. La ville nouvelle avait choisi son camp. Elle devait faire de Tunis la cité la plus européenne dAfrique du Nord.
Les Maltais, un suivant lautre, sétaient installés dans le quartier de Bab el-Khadra, donnant ainsi leur nom à quelques rues des environs : rue Malta Srira, rue des Maltais, rue de la Valette.
Chaque jour voyait souvrir de nouveaux chantiers, au grand bénéfice de la communauté italienne. Cette dernière conservait pourtant toute son animosité à lendroit de la France, rêvant d’un renversement de situation qui ferait de la Tunisie une colonie transalpine.
Lazare Caruana avait perçu quil pouvait tirer profit de cette manne inespérée. Il avait ainsi investi les quelques sous que lui avait laissés son père dans une charrette et un cheval solide et résistant. Transporteur de matériaux de construction, il travaillait douze heures par jour et six jours par semaine.
Et ça te gène de vendre tes terrains aux Maltais ? demanda-t-il en retrouvant Rachid Boussen.
Le Tunisien eut un geste de la tête. Le sujet éveillait chez lui des sentiments contradictoires. Des champs où ne poussaient que des melons, devenus grâce à la France de véritables pépites dor. Mais la France avait fait de lui un colonisé. Sans doute le colonisé le plus riche du quartier. À combien toutefois peut-on chiffrer lestime de soi ?
Tout compte fait, je préfère les vendre à des Maltais, qui parlent presque tous arabe, qui vivent comme nous et que nous considérons un peu comme nos cousins. Et en plus, ils appellent leur dieu chrétien Allah.
Ce nest pas un exploit pour nous de parler arabe. Nos langues se ressemblent et nous sommes presque voisins.
Lazare pratiquait aussi le sicilien commun aux quartiers populaires. Le français lui posait par contre bien plus de problèmes. Cette langue simposait pourtant un peu plus chaque jour. Et la parler comme il se doit vous distinguait son homme. Aussi, comme bien des membres de la communauté, Lazare avait décidé denvoyer ses enfants à lécole des Français.
Alors, à combien tu me le fais ce bout de terrain ? demanda-t-il.
Rachid Boussen annonça un prix.
Al Madona ! sécria Caruana en levant les bras au ciel. Encore heureux que tu me considères comme ton cousin, sinon, tu me prendrais même mon pantalon.
Le Tunisien eut un sourire. On disait des Maltais quils avaient hérité du sens des affaires des Phéniciens, le premier envahisseur de lîle, et celui qui avait sans doute forgé la mentalité de ses habitants.
Deux heures de négociation à la mode orientale, sourire aux lèvres, sans jamais quitter sa bonne humeur. Retrouvant son araba, Lazare Caruana avait acquis quatre ares de terrain, situés sur la place de Bab el-Khadra, avec une vue imprenable sur le cimetière musulman. Il venait de pénétrer dans le monde très fermé des capitalistes. Ne lui restait plus quà devenir colonialiste.
Tunis 1921.
Le Français est un être casanier, attaché au clocher de son village. La France enregistre dès lors un échec dans sa volonté de peupler son empire à partir déléments venus de la métropole.
En Tunisie, le péril italien continue à inquiéter le Ministre résident. La France manque de citoyens à opposer au groupe italo-sicilien. Quà cela ne tienne, elle va en rechercher dans le stock que la colonisation a mis à sa disposition.
Lazare Caruana sendormit au soir du 7 novembre 1921. Il portait en cet instant le titre peu glorieux délément anglo-maltais ; sous-produit de lEmpire britannique en dautres mots. Drôle dAnglais à vrai dire, bien incapable de dire bonjour et au revoir dans sa langue. Il séveilla au matin du 8 novembre. Le Bey venait de signer le décret quon lui présentait, attestant que tout Maltais né dans la Régence devenait français, avec, pour les jeunes, la possibilité de renoncer à cette disposition à leur majorité. Et le voici désormais citoyen de la grande puissance coloniale. Drôle de français en réalité, à peine capable de dire bonjour et au revoir dans sa langue.
Cinq mille six cents Maltais venaient ainsi de changer de nationalité sans que lon eût lidée de leur demander leur avis. Cétait toutefois sans compter sur la réaction de lAngleterre. Le consul de ce pays se découvrit une affection soudaine pour ces « sujets » dont on venait de le priver. Une tendresse où le sentiment anti-français joua sans doute un rôle essentiel. Laffaire fit grand bruit. Et la Cour de justice internationale eut à trancher le différend. La France fut ainsi condamnée à restituer ces naturalisés doffice à la Grande-Bretagne.
Caruana, après avoir goûté aux bienfaits du colonialisme, se retrouva à nouveau dans le camp des colonisés. LAngleterre eut alors la bonne idée de faire sien sept mille Allemands du Sud-Ouest africain. À chacun ses naturalisés doffice. Britanniques et Français finirent par sentendre sur ce point. Et Lazare, en balle de ping-pong, reprit sa place dans le camp tricolore.
Mais quel était donc létat desprit de ces Français de la statistique ? Question posée à Caruana, voilà ce quil serait sorti de son propos. Des remarques en maltais comme il se doit. Ce dernier nayant pas reçu, avec sa carte didentité toute neuve, le mode demploi complet de la langue de Molière.
Sans doute était-il fier dappartenir à présent à la communauté dominante. Et les perspectives dun avenir français lui paraissait une chance pour ses enfants. Il ne pouvait malgré tout se défendre contre un sentiment de frustration. On venait en effet de rompre les derniers liens qui le reliaient à lîle de ses ancêtres. Dautre part, il se méfiait un peu de ces Français, des hommes sans Dieu et des anticléricaux. « Attenter à la nationalité, cest attenter au christianisme », avait dit son curé. Et Caruana pensait quil devait avoir raison. Même si, en temps quItalien, il reconnaissait que le prêtre ne portait la France dans son cur.
M. Paul Cambon, Ministre résident, perçut le danger que représentait la propagande du clergé italien auprès de ses néo-naturalisés.
Le cardinal Lavigerie entra alors en fonction. Le Primat dAfrique apparaissait comme un grand ami de Malte. Un titre que lui avait valu son intervention sur lîle au cours dune épidémie de choléra.
Le nouveau clergé se considérait au service de la politique coloniale de sa patrie. Il était appelé à remplacer les prêtres italiens, invités à rentrer chez eux.
Et ce fut à des vicaires maltais, amis de la France, que lon confia lune des nouvelles paroisses, celle du Sacré Cur, située au centre du quartier maltais de Bab el-Khadra. Une église qui deviendrait celle de la communauté. La plus matinale de Tunis. Elle proposerait en effet une messe à cinq heures du matin. « La messe des cochers. » Un office que Lazare Caruana ne devait jamais manquer avant de commencer sa journée de travail.
Tunis 1948.
Jean Caruana navait jamais eu besoin de réveil-matin pour se lever. À quatre heures, déjà dans son écurie, il étrillait et nourrissait son compagnon de travail avant de bichonner sa calèche. Puis, sans éveiller sa femme et ses gosses qui dormaient dans les trois pièces situées au-dessus de lécurie, il déjeunait dun bol de café noir, dun oignon cru et de quelques sardines.
Le temps découter la messe des cochers, Jean venait prendre place dans la file des karrozzins qui attendaient leurs premiers clients devant le café Borg.
Ce matin-là, Jean Caruana connaissait une anxiété peu courante chez les Maltais ; des êtres placides et un brin fatalistes.
Alfred Sammut, son ami de toujours, buvait un verre de café au lait quand il entra dans le bar.
Il est reçu, lui annonça celui-ci dans un sourire en lui tendant la Dépêche Tunisienne. Regarde, cest là !
Jean lisait le français en déchiffrant chaque syllabe. « Robert Caruana », ânonna-t-il. Pas de doute. Son aîné était admis en sixième au lycée Carnot.
Celui-là, il ne fera pas le cocher. Je peux déjà le prédire, affirma-t-il ensuite du haut de son orgueil.
Le destin de son aîné le conduirait un jour à travailler dans un bureau ou dans une banque. Et si la chance voulait bien lui sourire, peut-être deviendrait-il fonctionnaire chez les Français, avec une villa à Mutuelleville et des costumes de mariage pour toute la semaine.
Tunis 1956.
La pièce est jouée. Le rideau tombe sur les cris de joie des vainqueurs et le désespoir des cocus de la farce. Les grands décident du destin des nations. Le petit peuple est invité à payer laddition.
« Les colonialistes à la mer ! » hurlent Mohamed et Ali sous les fenêtres de leurs voisins : David, Salvatore et Carmelo. Robert Caruana voudrait leur répondre, leur rappeler quils sont cousins, presque frères. Mais dans quelle langue le leur dire ? Oubliés larabe, litalien, le maltais, il na plus que le français et des rudiments danglais pour sexprimer. Alors il se tait. Quil le veuille ou non, il est français. Et dailleurs il le veut. Il le revendique même. Il est français de Tunisie, dorigine maltaise. Et croit pouvoir le rester, ne voulant rien rejeter de cette chakchouka dinfluences qui compose son identité.
Robert Caruana bâtira sa vie ici, sous les lois tunisiennes. Les Maltais en ont vu dautres tout au long de lHistoire.
Tunis -Marseille 1961.
Jean Caruana a décidé de jeter léponge. Voilà des mois que ses journées de travail ne lui permettent plus de payer lavoine de ses chevaux. Et la Mairie de Tunis vient de rejeter sa demande. Habib Bourguiba lui refuse de trahir le métier de son père en conduisant un taxi.
La misère, à nouveau, pousse les Caruana à lexil. Jean rêve un instant de retrouver lîle de ses ancêtres. Robert, son aîné, ne partage pas cet avis. Seul un départ sur les terres de France leur offrira un avenir porteur de promesses. Un départ et une découverte à la fois. Pour les Caruana de cette branche, à limage de bien des familles de ces néo-Français, la Mère Patrie reste un concept flou, peuplé de quelques images de cartes postales.
La Tunisie leur montre la sortie. Malte leur ferme ses ports. Ces enfants perdus, que lHistoire a malmenés, nont plus de place sur une île surpeuplée.
Marseille leur ferait oublier Tunis tant elle ressemble à Tunis. Afin de les protéger de loubli, les mêmes cris les accueillent. Colonialistes là-bas, colonialistes ici ; le dépaysement nest pas pour demain.
Drôles d « exploiteurs dArabes » en réalité. Les Caruana semblent experts dans lart de camoufler le trésor que leur a valu la sueur des burnous. Un deux pièces sous les toits, suintant dhumidité, glacial les jours de mistral, four à pain aux premiers rayons de soleil. Jean, garçon décurie à lhippodrome du Pont de Vivaux. La mère, employée par quelques familles de la rue Saint-Férreol, retrouvait ainsi, dans le rôle de fatma, toutes les humiliations infligées aux femmes de ménage quelle navait jamais pu se payer. Robert, de son côté, avait gagné ses galons de plongeur en eau de vaisselle. Certains restaurateurs dAix-en-Provence se souviennent encore de lui. Un banquet, un mariage, létudiant en lettres ne refusait jamais les quelques billets que rapportait une nuit dassiettes sales et de fourneaux encrassés.
Aix-en-Provence 1962.
Laffaire algérienne secoue la France. Deux camps hostiles se font face, prêts à laffrontement. M. Ménard, prof de lettres modernes à la fac dAix-en-Provence, figure parmi les héros de la cause des opprimés. Non pas que sa bravoure le conduise à sortir sa pétaudière dans lintention de sopposer à lOAS les armes à la main. Son courage semble vouloir sexprimer par ailleurs. Cest ainsi, dans un propos mal assorti, que Robert Caruana sentend à nouveau traité de sale colonialiste.
40 ans plus tard.
Les décennies ont refermé les cicatrices, ouvrant ainsi la voie aux souvenirs heureux. Le filtre du temps a libéré lHistoire de ses passions. La Tunisie porte désormais un regard ému sur ses communautés dont elle reconnaît lamour sans calcul quelles lui ont porté. Malte retrouve ses fils éparpillés, auxquels elle offre à présent ses plus beaux sourires dans son désir de les voir accourir, les poches pleines de devises.
Et Robert Caruana a ainsi reconstitué son triptyque : Malte, la Tunisie, la France dans une même phrase et dans bien des livres. Limpérialiste déchu sest en effet découvert une vocation dans le métier décrivain.
La page est tournée. Les exploiteurs de burnous sont passés de mode. La vindicte, inspirée par un racisme bien ordinaire, se porte dorénavant sur les porteurs de burnous, avant de choisir dautres cibles.
Seul le souvenir de M. Ménard reste en lui comme une tache indélébile. Non pas que son insulte lait marqué plus quune autre. Son « sale colonialiste » tombait toutefois comme un cheveu sur la soupe.
« Hors sujet. Mal à propos, monsieur Ménard ! » Et cette atteinte à la langue française, Robert Caruana ne pourra jamais vous la pardonner.
Les autres romans de Claude RIZZO, disponibles en librairie :
Au temps du jasmin Editions Michel Lafon.
Le Maltais de Bab el-Khadra Editions Michel Lafon.
Je croyais que tout était fini Editions Michel Lafon.
La secte Edition Lucien Souny.
Le sentier des aubépines Editions Lucien Souny.
Île de Malte 1843.
Paul Caruana regardait la lettre posée sur la table. Voilà plus dune demi-heure quelle était devant lui sans quil se décidât à louvrir.
Tu vas ladmirer comme ça jusquà ce soir ? lui demanda sa mère.
Quest-ce tu veux que je fasse ?
En plus de ne pas savoir lire, Paul navait jamais reçu de lettres jusquà ce jour.
Va voir notre curé. Lui te la lira.
Caruana eut un geste de la tête. Comment oser rendre visite au prêtre alors quil ne mettait plus les pieds à léglise depuis des mois ?
J’ai écrit un livre sur la TUnisie « le domaine d’Anthora » éditions Jeanne d’Ar – histoire tirée directement des mémoires de mon grand-père et de mon père dans la Tunisie 1881 – 1961 – Famille Italo-maltaise dans la tourmente tunisienne