Hommage à Georges Wolinski


Georges Wolinski a été élève au lycée Carnot, il nous a raconté ses années tunisoises. Voici son témoignage :

Je suis né à Tunis. Mon père, Sygfrid Wolinski, sorte de Juif errant venu de Pologne, est tombé amoureux de la petite Juive italo-tunisienne, Lola Bembaron, ma mère. Ils se sont mariés en 1928 dans la Tunisie coloniale. Ce qui fait que je suis né français comme ma sœur. Je n’ai pas eu le temps de connaître mon père. Il a été assassiné en 1936 par l’un de ses employés. Il avait l’air d’être un type formidable.

A la suite de ce drame, ma mère est partie en France. Ainsi, j’ai passé toute mon enfance auprès de mes grands-parents maternels. Mon grand-père était très connu à Tunis. Il dirigeait la pâtisserie Chez les nègres, renommée pour ses chocolats et ses gâteaux, qui se trouvait juste en face du lycée Carnot. C’est mon père qui avait décoré le magasin avec des têtes de nègres en fer forgé. Je garde la nostalgie du vendredi soir où toute la famille venait manger le couscous. C’était une fête à chaque fois. Dans ces soirées familiales très gaies, tous mes oncles et tantes qui avaient remplacé mon père et ma mère, étaient adorables avec moi. Je me sentais bien dans ces liens familiaux très serrés.

Et puis, il y avait tous les plaisirs de la vie tunisoise. Nous allions à la plage avec le TGM* (le train aux wagons en bois qui reliait Tunis à ses plages). L’été, nous passions deux-trois mois au bord de la mer. La famille louait une maison vide à La Marsa ou à Khereddine. C’était une équipée, dans la haraba, une grande charrette conduite par des chevaux, nous entassions tous les meubles : les armoires, les lits…Un autre grand moment, c’est quand à neuf ans, ma grand-mère m’a amené au hammam avec ma sœur et ma cousine plus âgées. J’étais chez les femmes. C’était la première fois que je voyais des femmes nues, avec tous leurs poils. Comme des gamins, on a joué, on s’est envoyé de l’eau. J’ai gardé le souvenir de cette ambiance, de cette lumière, de ces corps de femmes luisants, avec cette beauté des corps à l’ancienne – des hanches et des seins. Pas des maigrichonnes comme maintenant, qui ont aussi des seins et des fesses, mais qui n’ont pas de hanches. C’étaient de vraies nanas. J’ai gardé un souvenir ébloui de tout cela.

Mes autres grands plaisirs étaient de lire et de dessiner. Ma sœur et moi, nous étions fous de littérature. Nous avions la chance d’avoir à la maison une très grande bibliothèque avec toute la littérature française et anglo-saxonne. A douze-treize ans, j’avais lu tous les Victor Hugo, Jules Verne, Edgar Poe, Jack London. De plus, avec mes amis, nous échangions des livres. Nous avions fait un fond commun où les livres des autres étaient aussi les nôtres. Parfois, nous les reprenions pour les relire. Je lisais énormément. A treize ans, j’ai même lu des livres interdits comme L’amant de Lady Chatterley ; je n’ai rien compris, enfin il y a des choses que j’ai comprises, d’autres que je n’ai pas comprises. Quand je gardais les enfants chez mon oncle Henri et ma tante Dolly, j’allais fouiner dans leur bibliothèque parce qu’il y avait une édition très belle des Mille et une nuits avec des descriptions extraordinaires. J’aimais bien parce que c’était très érotique. Pour les fêtes, les oncles et les tantes nous donnaient de l’argent que nous dépensions en livres chez les bouquinistes. Je me souviens particulièrement de celui qui était dans la Hara, le quartier juif.

Depuis que je suis tout petit, j’ai toujours aimé dessiner. Je dois tenir cela de mon père qui dessinait lui aussi. Dans la pâtisserie de mon grand-père, je griffonnais sur le papier d’emballage des cow-boys, des bateaux avec plein de canons. Au lycée, j’ai toujours crayonné sur mes cahiers, les profs finissaient par s’en apercevoir. Les bandes dessinées américaines ont été d’une très grande importance dans ma vie. J’ai assisté – cela devait être en 1943 – à l’arrivée des Américains à Tunis. L’état-major allié a pris possession du lycée Carnot qui avait été investi auparavant par la Kommandantur allemande. Durant ces années de guerre, j’allais à l’école dans la médina. J’étais devant le lycée, face à la boutique de mon grand-père. J’ai vu passer les troupes américaines dans les Dodges et dans les camions. C’était un véritable western de voir tous ces beaux gars arrivant du désert avec leur casque et leur flingue. Devant la porte d’entrée, stationnaient les chauffeurs des officiers. Tous mes copains leur demandaient des chewing-gums ou des chocolats. Moi, c’étaient des revues, je disais « have you comics » ? Je suis devenu copain avec certains d’entre eux, je m’asseyais à leurs côtés et je lisais les Dick Tracy, Tarzan, Mickey Terry and the pirates en américain. Plus tard, lorsque j’ai travaillé dans Charlie mensuel, j’ai recherché ces bandes dessinées que je regardais dans mon enfance. Je les ai republiées en France et elles ont eu beaucoup de succès parce qu’on les connaissait peu.

Quand j’ai quitté Tunis pour venir en France, cela a été sans regret. La France, celle que j’avais aimée dans les livres, était pour moi un pays mythique comme l’était l’Amérique d’ailleurs. Je quittais mon village Tunis, où on étouffait un peu et je découvrais le paradis France, la neige, l’eau qui ruisselle, les monte agnes. Bien sûr, j’ai perdu ma Méditerranée, ma grande amie la Méditerranée. Aujourd’hui, je suis heureux dès que je la revois.

Extrait de « Les Lycées français du soleil »

(Creusets cosmopolites du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie)

Effy Tselikas-Lina Hayoun

Collection Mémoires. Editions Autrement 2004

REVUE DE PRESSE

Dans le quotidien « la Tribune » du 4 décembre, au sujet des coulisses du plan de relance de Sarkozy, deux anciens de Carnot sont cités comme les économistes consultés régulièrement par le Président de la République : Michel DIDIER, président de REXECODE et Jean-Paul FITOUSSI, président de l’OFCE. Espérons, pour nous tous, que leurs conseils soient avisés !

Paul SEBAG

(en 1956, professeur de français au lycée Carnot)
In Memoriam
Paul SEBAG
26 septembre 1919 – 5 septembre 2004

Décédé à l’âge de 85 ans à Paris où il a passé une seconde moitié de vie très féconde sur le plan de la production scientifique (1), Paul Sebag laisse une œuvre riche et variée : une vingtaine de livres et une trentaine d’articles académiques.
C’est dans la revue Ibla qu’il publie, en 2004, son dernier article consacré aux origines de l’Orient romanesque, de même qu’il a abordé auparavant, au sein du même périodique, d’autres sujets relatifs à l’histoire de la Régence de Tunis (voir infra, la liste détaillée de ses publications).
Originaire de Tunis où il est né deux ans après la fin de la première guerre mondiale, P. Sebag qui a commencé sa carrière professionnelle en tant que professeur de philosophie au Lycée Carnot publie, en 1951, son essai de monographie de la Tunisie (2). Ce livre est vite devenu une référence en raison de sa précision analytique et de son approche globale, embrassant aussi bien les conditions naturelles que les grands évènements historiques, l’assise économique, l’enseignement, la culture ainsi que la structure politique.
Ce qui frappe le plus dans cet ouvrage de synthèse, c’est l’abondance de la documentation, la rigueur de l’argumentation matérialiste ainsi que la distanciation qui n’exclut point l’engagement – exprimé dans le dernier paragraphe du livre – pour la lutte de libération du peuple tunisien.
Cette position n’est point étrange au jeune Sebag qui adhère, malgré ses origines bourgeoises (3), au parti communiste tunisien (PCT), dès 1936. Lors de l’occupation allemande de la Tunisie, il est arrêté, torturé et condamné (4) aux travaux forcés à perpétuité avant d’être libéré. Il consigne alors ses souvenirs mais ne les publie, documents à l’appui, que soixante ans plus tard, dans un opuscule consacré à cette tranche militante de sa vie de jeunesse.
L’intérêt d’un tel écrit consiste évidemment dans le témoignage de l’acteur et dans la critique des historiens du parti communiste tunisien qui ne pouvaient cerner cette période, vu le manque d’archives, de journaux et d’entretiens avec les témoins de l’époque. Même s’il s’agit d’un récit à la première personne, l’auteur réussit le pari de rapporter les faits d’une manière objective. Ce n’est donc pas un ouvrage de partisan mais plutôt, selon les dires de l’auteur, un « devoir de mémoire » entrepris avec le recul du temps.
Ayant cessé d’être membre du PCT et ayant pris ses distances avec le mouvement communiste international sans toutefois se renier (« ne pas rougir d’avoir alors partagé cette illusion » écrit-il), il consacre sa vie ultérieure à la recherche et au savoir et s’impose, dans le champ académique, par son esprit de méthode et par sa vaste érudition.
Ses premiers pas de chercheur, il les accomplit en tant que chargé de recherches à l’Institut des Hautes Etudes, dans le Centre d’Etudes de Sciences Humaines dirigé par G. Granai ; puis à l’Université de Tunis, au sein de la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines. C’est dans cette « Faculté du 9 avril » qu’il enseigne pendant de longues années et forme des « générations » de sociologues tunisiens. Il y fonde et dirige, en tant que rédacteur en chef, Les Cahiers de Tunisie, où il contribue par de nombreux articles et notes de lectures.
En 1977, il quitte « à contre-cœur », semble t-il, la Tunisie pour aller enseigner, en tant que maître-assistant, à l’université de Lille. Son pays natal restera toutefois son objet d’étude, le ferment de sa production intellectuelle à venir et, depuis sa jeunesse militante, son port d’attache affectif (5).
Par la suite, le long de sa « retraite » qui commence autour de 1990 et où il est nommé « maître assistant honoraire » – c’est sous ce titre qu’il publie son article dans l’ouvrage portant sur les itinéraires de France en Tunisie, édité par la Bibliothèque municipale de Marseille -, il se consacre entièrement à l’établissement de textes et à la publication de livres, pour la quasi-totalité, édités chez L’Harmattan, dans la collection « Histoire et Perspectives Méditerranéennes » dirigée par J-P. Chagnollaud.

Unité et diversité de l’oeuvre

La question qui mérite réflexion aujourd’hui, après le décès de Paul Sebag, ce pionnier de la sociologie tunisienne (6) qui a beaucoup enrichi le champ des études historiques, est la suivante : comment lire l’œuvre du « maître » et découvrir la problématique qui l’a fondée durant toute une vie d’homme dédiée à la recherche ?
Il me semble personnellement que l’œuvre de Paul Sebag est traversée par trois moments de connaissance correspondant à trois champs de recherche qui sont tour à tour : l’urbain, les relations de voyage et l’histoire des juifs tunisiens. Ces trois moments sont à la fois successifs et simultanés dans l’itinéraire du sociologue et historien de la Tunisie.
Quant à la problématique, sous-jacente et jamais exprimée par l’auteur en raison de sa modestie et de sa méfiance envers toute théorisation, elle réside dans le souci d’étudier, par le menu détail ethnographique et par le biais d’un regard sociologique et historique, comment un « indigène » – qu’il soit musulman ou israélite comme lui – rencontre et vit le choc de la modernité induit par la colonisation au XIXe siècle et annoncé par les Temps nouveaux à partir du XVIe siècle.
C’est donc l’idée du choc entre « le pot de fer » et « le pot de terre » qui structure les principaux écrits de Paul Sebag. Plus concrètement, le maître-sociologue était habité, dans le sens plein du terme, par le phénomène socio-historique de la sortie du juif du quartier de la Hara et de la sortie du musulman de la Houma avec toutes les conséquences de cette transplantation spatiale et sociale qui se traduit par des mutations dans les mœurs, les comportements individuels et collectifs, les apparences et les médiations symboliques (vêtements, langues, dialectes et autres manières d’être et de faire).
Rien ne traduit mieux cette problématique inscrite dans le vécu des acteurs de l’époque que la préface qu’il rédige pour le livre illustré de l’artiste-peintre Zoubeir Turki, dans laquelle Sebag inaugure le propos en notant que :
« Tunis change. On abat ses murs d’enceinte, hérités de siècles lointains, on rase ses quartiers de masures insalubres, on transforme en jardins publics ses vieux cimetières, peuplés de morts qu’on ne pleurait plus. Mais la fièvre moderniste, qui bouleverse le corps de la cité, en affecte l’âme, aussi profondément. Irrévérencieusement, on passe au crible les us et coutumes des ancêtres pour faire le départ entre le respectable et le périmé et, sous les coups de la nouvelle génération, s’écroulent chaque jour de larges pans de tradition. Que restera-t-il dans quelques années de cette manière de vivre à laquelle les Tunisois étaient restés jusqu’ici fidèles ? Comment le dire ? On sait seulement qu’une accumulation de mutations inévitables finira par donner à la vie quotidienne un autre visage. »
Le déchiffrement de cet « autre visage » ou de cet « autre monde » est mené dans une perspective de la « longue durée », pour reprendre une notion chère à F. Braudel, l’auteur du célèbre ouvrage portant sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, auquel Sebag réfère (« Une lecture d’Othello », p. 42, note 13), tout en gardant une veine historique classique. La raison est certes liée au fait qu’il se pensait « sociologue de discipline et historien par goût » (Ibid., p. 33) mais aussi parce qu’il était, selon la pertinente formule orale du géographe Habib Attia, un véritable « chartiste » animé d’un esprit de précision et de connaissance savante.
L’œuvre de Sebag est basée à la fois sur une documentation fouillée et un sens critique de l’investigation scientifique de l’écrit. Le recueil des articles de l’historien Pierre Grandchamp et l’établissement des textes des voyageurs comme ceux de Bartholomeo Ruffino (7) ou de Nicolas Béranger témoignent d’un esprit de rigueur souvent associé à une méthode historique basée sur la contre-enquête. En effet, dans ses travaux, Sebag commence presque toujours par citer et critiquer les thèses des auteurs qui l’ont précédés et qui se sont contentés de reprendre des interprétations antérieures voire des idées reçues et dont les contributions ont été parfois accueillies dans des ouvrages de référence comme les dictionnaires. Tel a été le cas de « Mille et Un jours » attribué à A. R. Lesage alors qu’il est, comme s’est appliqué à le montrer Sebag, l’œuvre de l’orientaliste et écrivain Pétis de La Croix. A propos de ce dernier, Sebag rédige, à la fin des années 1970, une note de mise au point pour dissiper la confusion due à une homonymie, entre le dit orientaliste et un autre du nom du Sieur de la Croix.
Pour les mêmes raisons, Sebag s’intéressait aux manuscrits et aux ouvrages inconnus qu’il recherchait chez les bouquinistes et à la bibliothèque nationale de Paris. C’est ainsi qu’il découvrit la chronique inachevée et posthume de l’ambassadeur français auprès de la Sublime Porte, G. De Guilleragues, portant sur les beys mouradites, d’autant plus qu’elle ne figurait pas dans les bibliographies historiques de la Tunisie proposées par Charles-André Julien dans son « Histoire de l’Afrique du Nord » ou par Jean Pignon dans sa contribution au livre collectif intitulé « Initiation à la Tunisie ». Vu la rareté de l’ouvrage de Garrigues, Sebag s’est décidé à le transcrire intégralement de sa plume, en s’efforçant d’identifier les noms des lieux et des personnes et à dater exactement les événements de cette précieuse chronique ayant à la fois une valeur documentaire et littéraire.
Sebag avait une veine d’écrivain qu’exprime à merveille son article succulent sur Othello ainsi que l’ensemble de ses présentations et notes de commentaire consacrées aux récits des voyageurs. Il avait également une vocation de collectionneur comme en témoignent les cartes, estampes et autres précieuses illustrations de ses livres (Cf. en particulier, Tunis. Histoire d’une ville ; Histoire des Juifs de Tunisie ; Tunis au XVIIe siècle…). Cette quête d’une documentation visuelle témoigne d’un souci de pédagogue qui montre et illustre pour mieux expliquer son propos ainsi que d’une empathie avec l’objet et les acteurs de l’histoire des deux côtés de la Méditerranée.

La ville et l’urbain

Dans l’itinéraire de recherche de Sebag, on décèlera un premier moment qui démarre avec une série d’enquêtes sur la ville et l’urbain, initiés au lendemain de l’indépendance de la Tunisie (1956). Déjà, à la veille de cette date historique, l’intérêt du sociologue s’oriente vers l’étude de la condition des salariés de la région de Tunis (1955), sur la base d’un sondage empirique par questionnaire destiné à évaluer les ressources, la structure des budgets, les dépenses consacrées à l’habitat, à l’alimentation, à l’habillement, à la santé, à la culture et aux loisirs. La synthèse des résultats est illustrée par un éventail de conditions économiques et sociales allant, chez les Tunisiens musulmans, de l’aisance relative (9,3%) à la détresse (24,6%), en passant par la gêne (16,9%), la précarité (20%) et la misère (29,2%).
L’étude de la condition ouvrière est relayée, quelques années plus tard, par l’enquête sur les milieux sociaux et les « attitudes à l’égard de la vie » – terme qui recouvre ce qu’on désignera, peu de temps après, par le « planning familial » – qui permet justement de sonder les attitudes natalistes et de découvrir que les trois quarts des familles qui ont 3 enfants auraient été réceptives à la contraception. C’est là une découverte de taille dans la mesure où le programme de la planification familiale allait être lancé et connaître une destinée qui transformera, comme on le sait aujourd’hui, la pyramide des âges et le modèle de la famille ainsi que le statut de la femme tunisienne.
En relation avec ces premières études sociologiques de type empirique, c’est la consommation des ménages, l’industrialisation du Grand Tunis et surtout l’extension des faubourgs de Borgel (1958), Sidi Fathallah (1960) et Saïda Manoubia (1960) qui sont l’objet d’investigations minutieuses. « Saïda » étant l’un des plus étendus des nouveaux faubourgs tunisois – le troisième en ordre de grandeur après Jebel Lahmar et Mellassine -, Sebag lui consacre un livre en entier qui résulte d’une enquête sociale approfondie doublée d’une enquête nutritionnelle et médicale entreprise par les Dr Ben Salem, Dr Claudian et Melle Taïeb.
L’enquête sociale se donne pour finalité la maîtrise des facteurs de la croissance et de la pauvreté urbaines par les pouvoirs publics. Elle permet également d’analyser les origines et les structures de la population du faubourg. Aussi, met-elle en valeur l’importance de la famille conjugale à laquelle s’ajoute souvent un membre très proche (père, mère, frère ou sœur de l’époux ou de l’épouse), sans que la famille indivise disparaisse. De même, elle attire l’attention sur le début de la prévalence du mariage exogame (53,4%), en dépit de la persistance du mariage dans la tribu ou dans la famille (26,6%).
Les enquêtes menées par Sebag dans les nouveaux faubourgs mettent en lumière les facteurs et les modalités de la croissance urbaine. À cette époque, la ville de Tunis connaît une augmentation considérable de sa population qui a presque doublé en vingt ans puisqu’elle est passée de 220 000 en 1936 à 410 000 en 1956. Cette croissance vertigineuse n’était pas due seulement au facteur démographique mais résultait de l’afflux vers Tunis de masses rurales chassées des campagnes par la misère. Ces nouveaux venus ont surpeuplé non seulement la Médina et ses anciens faubourgs (Bab Souika et Bab Jédid) mais également les nouveaux quartiers qui se sont constitués autour de la ville. Ces quartiers pauvres formaient la ceinture « rouge » de Tunis et abritaient des logements rudimentaires appelés « gourbis » qui coexistaient avec quelques maisons en dur fort humbles. C’est là, dans les nouveaux faubourgs, que se jouaient effectivement les transformations de la condition ouvrière et de la morphologie urbaine.
Adoptant une méthodologie serrée, combinant plusieurs techniques d’enquête, le sociologue Sebag – formé sur le terrain – étudie avec une grande précision, les formes de l’habitat, les origines et les structures de la population, les niveaux de vie en relation avec le travail et l’emploi, la vie familiale et la différenciation sociale ainsi que l’intégration à la vie citadine de ces masses d’origine rurale. Tout est passé au peigne fin et tous les types de documents analytiques (tableaux statistiques, cartes, plans, vues aériennes, archives de la police, questionnaires, interviews, observations) sont savamment utilisés.
Par là, Sebag fonde la sociologie tunisienne de la ville et de l’espace urbain qu’il ne cessera de développer le long de sa carrière de recherche, notamment avec sa magistrale monographie de La Hara (1959), sa remarquable investigation de La Grande mosquée de Kairouan (1963) et sa monumentale Histoire de la ville de Tunis (1998). Ce dernier ouvrage, composé de près de 700 pages était, à l’état de manuscrit, destiné dès le début des années 1970 à être une thèse de doctorat d’Etat en géographie qu’il n’a jamais, en chercheur très exigeant, voulue soutenir mais qu’il a enfin publiée, en la transformant en une histoire urbaine avec une structure différente. Il s’agit d’un travail colossal qui a nécessité pas moins d’un demi-siècle de collecte de documents, de mise à jour à la lumière des travaux les plus récents, de réflexion et de rédaction. Il a été enfin édité à la satisfaction de nombreux chercheurs, enseignants, praticiens, décideurs et habitants de Tunis qui attendaient de le lire et de mieux se connaître. Depuis sa parution, c’est une référence incontournable pour tous ceux qui s’intéressent à la ville de Tunis et aux cités de la Méditerranée. Le lecteur est guidé pas à pas grâce à une grille de lecture simple où, pour chaque période historique, depuis la fondation de Tunis dans le Haut Moyen Age jusqu’au milieu des années 1970, l’auteur établit une radioscopie basée sur la trilogie de la population, de la morphologie et des activités urbaines.
En réalité, l’intérêt pour l’urbain découle d’une vocation de géographe – son véritable métier, s’il fallait en avoir un et un seul – toujours attentif aux conditions naturelles et climatiques ainsi qu’aux facteurs humains, tout en ayant une curiosité et une capacité de lecture des plans, cartes, estampes et autres photographies de l’agglomération urbaine étudiée. C’est là une démarche originale qui lie l’histoire sociale à l’étude de l’espace urbain, investi et reconstruit.

Récits de voyage

Parallèlement à la ville et à l’urbain, P. Sebag accorde une attention particulière aux récits des voyageurs ayant visité Tunis, du XVIIe au XIXe siècle. C’est là le second moment et champ de recherche révélant en lui l’historien qui fréquente, « par goût » plus que « par métier », les textes et les manuscrits. Cette vocation et passion pour les textes anciens commence avec la découverte inopinée, dans la boîte d’un bouquiniste, sur les quais de la Seine, de l’opuscule de Davis Nathan consacré à Tunis. Chapelain anglican dont Flaubert fut, lors de son voyage, l’hôte dans sa maison de la Marsa, Davis publia en 1841 une brève esquisse de l’état du Royaume au temps d’Ahmed Bey (1837-1855). Jugeant les pages consacrées à la ville de Tunis essentielles et d’autant plus intéressantes qu’elles étaient introuvables dans la Bibliothèque du Souk el-Attarine, Sebag les traduit et les publie en 1958, en les accompagnant de notes pour éclairer des pans entiers de l’histoire et de la vie quotidienne de ses habitants.
À la description des rues, des immeubles et des mosquées s’ajoute une ethnographie vivante des mœurs, des croyances et des pratiques superstitieuses des différentes communautés (musulmane, israélite et chrétienne – catholique, orthodoxe et protestante).
Une année plus tard, en 1959, Sebag renoue avec ce genre littéraire, en présentant un tableau descriptif des Juifs de Tunisie, d’après le voyageur juif roumain Benjamin II. C’est, encore une fois, de la langue anglaise qu’il traduit un chapitre de ce livre qui lui a été signalé par son ami Robert Attal et qui porte sur Tunis. Publié en 1859, le récit de Benjamin II était resté inconnu de tous ceux qui avaient étudié la Tunisie du XIXe siècle. La valeur de ce récit de voyage provient aussi, comme le signale d’emblée Sebag, de la capacité du voyageur-écrivain à pénétrer dans les communautés juives de Tunis, en alliant sympathie et objectivité pour l’objet étudié. Une telle compétence lui permet de brosser un tableau moral de cette minorité religieuse et de fournir de précieuses informations sur la place des juifs dans les activités économiques, y compris l’agriculture puisque des fellahs juifs exerçaient à Jerba, à Gabès, dans le Jérid et à Nabeul. Ces chefs-lieux sont décrits minutieusement de même que des villes comme Tunis, Sousse, El-Jem, Bizerte, sont également l’objet de notes qui s’attardent sur les Juifs ainsi que sur les comportements et les croyances magiques des femmes.
Plus tard, au cours des années 1980, Sebag continue de rendre compte d’autres récits de voyageurs ayant visité la régence de Tunis au XVIIe sècle, à l’instar de l’escale faite par Jean Thévenot, de la négociation de Laurent d’Arvieux et de la mission du Père de la Motte. Nous savons que le XVIIe siècle constitue une période à la fois cruciale et inconnue de l’histoire de la Tunisie. C’est pour cette raison que Sebag s’y intéresse et lui consacre un de ses meilleurs ouvrages, publié en 1989, où il met en œuvre les sources les plus variées pour offrir un tableau des plus complets de Tunis, cette « cité barbaresque au temps de la course ». Tout y est décrit : le pouvoir dynastique et ses puissances, les quartiers et la population, la course, l’esclavage, les activités économiques, les commodités civiles de la maison et de la cité, la religion, les lettres et les arts. Grâce à ce livre d’histoire urbaine (8), le lecteur se promène dans le Tunis du XVIIe siècle comme s’il y vivait. Paul Sebag se révèle ainsi un véritable cinéaste de l’écriture historique. Tout en étant didactique et très simple, celle-ci demeure érudite et passionnante. Nous touchons là au style même de notre sociologue et historien marqué par un mariage heureux, au niveau de la méthode, entre connaissance approfondie, synthèse et vulgarisation.
Il importe d’ajouter, au niveau de ce second champ de recherche, que la passion pour les relations de voyage s’est accompagnée d’un intérêt pour les chroniques comme celle, inachevée et posthume, de Guilleragues ainsi que celle de Béranger qui ont, toutes les deux, constitué des sources d’information fort utiles pour les chercheurs et historiens de la Tunisie.

Histoire des Juifs
Enfin, le troisième champ de recherche qui recoupe en chevauchant les deux champs de recherches précédents est celui relatif à l’histoire des Juifs de Tunisie. Ce moment de la connaissance, d’inspiration identitaire inavouée, est de facture documentaire indéniable. Il a été, pour Sebag, l’occasion de s’imposer comme une « autorité incontestée de l’histoire du judaïsme tunisien ».
En réalité, l’intérêt pour l’histoire des Juifs tunisiens n’a pas du tout été tardif puisqu’il remonte à l’enquête sur la Hara de Tunis effectuée entre juillet 1956 et mars 1957. En choisissant d’analyser l’évolution de ce quartier juif situé au cœur du « vieux Tunis », Sebag s’est attelé à en retracer l’historique et à décrire sa population ainsi que les niveaux de vie et la configuration de la religion et des croyances de la communauté qui y réside.
Parmi les apports de Sebag dans cette étude élaborée au moment où s’est posée, avec la construction du nouvel Etat tunisien, la question de l’identité nationale (exclusive), il y a d’abord l’aspect de la composition de la population de ce quartier pauvre qui s’est avérée ne pas être exclusivement juive puisque les israélites tunisiens ne constituaient que 70,52% alors que les musulmans tunisiens étaient de l’ordre de 7,78% ; le reste étant formé de français (12,41%), d’étrangers européens (7,78%) et autres.
En plus, la distribution dans l’espace permet de montrer, carte à l’appui, que la présence des israélites varie entre 0% et 75% au sein de telle ou telle partie de la Hara. Enfin, si les Juifs jouaient dans l’entre-deux-guerres un rôle politique, l’indépendance nationale les avait contraint à jouer uniquement un rôle religieux et social. À ce titre, Sebag ne manqua pas d’attirer l’attention sur l’isolement de la population juive qui se trouvait brusquement séparée du reste de la Nation et c’est pour cela qu’il recommanda la création d’un Consistoire juif – formule laïque, doit-on préciser – destiné à représenter et à intégrer la communauté.
Lors d’un colloque organisé, en 1967, par le Centre d’Etudes Economiques et Sociales (CERES), sur les mutations de la famille tunisienne, le directeur et sociologue Abdelwahab Bouhdiba demanda à Paul Sebag de brosser un tableau de la famille israélite au XXe siècle. Il en est ressorti un article fort intéressant sur les traits de la famille juive traditionnelle et sur ses transformations structurelles.
Qualifiée par Jacques Berque d’ « étude d’ethnologie historique », la contribution de Sebag permit de mettre en relief les similitudes et les différences existant entre la famille israélite et la famille musulmane en Tunisie. La famille juive s’est profondément transformée avec le passage de la famille traditionnelle à la famille conjugale et il s’est effectué un nouveau partage des rôles des sexes dans l’organisation domestique grâce, note Sebag, à la scolarisation dans les écoles françaises et à l’acceptation de l’« acculturation » par la majorité. Cette « acculturation » consistait en l’introduction d’une « langue de culture » avec toute les valeurs qu’elle véhiculait. Du coup, « la mutation culturelle a facilité la promotion économique et sociale de la minorité juive. Dès qu’elle a eu les moyens, elle a quitté les ghettos où elle avait jusque-là vécu groupée pour s’installer dans les villes neuves et se mêler aux colonies européennes. De celles-ci, elle a subi d’autant plus l’influence qu’elle parlait le français et avait accédé à une culture moderne, fût-elle élémentaire ».
Il est à signaler qu’il n’en a pas été de même pour les tunisiens de confession musulmane qui ont été scolarisés notamment dans les écoles franco-arabes, avec une très grande majorité masculine, tout en se réfugiant pour la plupart dans les traditions pour pouvoir résister à la colonisation. C’est là un des éléments cruciaux de la différence entre une minorité et une majorité de population dans une situation de domination économique, politique et culturelle.
Etudiant en sociologue les transformations des deux communautés, Sebag les compare alors à une sorte de bombe qui, pour la famille israélite, a explosé dès les premiers jours – le XIXe siècle, pour être précis – alors que, pour la famille musulmane, elle a été « une bombe à retardement ».
Au début des années 1990, Sebag réunit l’essentiel de ses connaissances historiques et ethnographiques sur les Juifs de Tunisie et les publie dans un livre riche et documenté qui brosse un tableau complet de la communauté, des origines à nos jours. Les aspects démographiques, économiques, sociaux, culturels et politiques sont traités dans une double approche historique et sociologique. L’on y apprend beaucoup sur la formation et l’évolution de cette minorité à travers les siècles. Sa structuration en deux communautés imbriquées et séparées – la mauresque (twânsa) et la livournaise (grâna) – au lendemain de la conquête ottomane est analysée de l’intérieur mais avec distanciation, de même que sont précisés les tournants historiques, les institutions ainsi que les langues et les écritures, les mœurs et les coutumes, les vêtements et les parures.
Au delà de l’analyse, à la fois globale et précise, ce livre de référence apporte également des éclairages importants sur deux phénomènes qui ont bouleversé la structure de l’antique communauté juive de Tunisie lors de la période contemporaine : l’occidentalisation durant le protectorat français et le départ massif vers la France et Israël au lendemain de l’indépendance nationale.
Au soir de sa vie, en 2002, Sebag ajoute à ce tableau historique une étude sur les noms des Juifs de Tunis où il étudie leurs origines et leurs significations. Comme à l’accoutumée, il signale les études précédentes qui ont traité du même objet, telle que celle de M. Eisenbeth (1936), en relevant les lacunes et les limites de cette contribution (9).
En conclusion de cette note d’hommage au disparu, nous retiendrons que l’œuvre de Paul Sebag s’organise autour de trois grands champs de recherche à partir du croisement de deux approches complémentaires, la sociologique et l’historique, dans un pays précis, la Tunisie, dont il a su démontrer la complexité humaine et la dynamique sociale.
Sociologue et historien, Paul Sebag a également développé une curiosité pour d’autres thèmes auxiliaires tels que les expéditions maritimes arabes, l’hôpital des Trinitaires espagnols, les monnaies, la course « barbaresque », voire les contes arabes et persans. C’est dire la diversité et la grande variété de sa carrière de chercheur reconnu, bien qu’isolé. Aussi, les nombreux travaux de Sebag pourraient-ils donner l’impression d’être des lambeaux d’un savoir éclaté alors qu’ils sont en réalité unis par une problématique commune élaborée autour de l’idée du choc de la modernité mais également de la singularité historique de la Tunisie. Dans un livre illustré sur la Tunisie (1961), Sebag écrit à ce titre : « Nous sommes sensibles à ce que chaque nation possède en propre; nous croyons reconnaître dans la personnalité tunisienne l’œuvre d’une destinée singulière, de Carthage à demain. ».
Cette même singularité a été analysée et mise en valeur par l’Ecole historique française de Tunisie – une véritable communauté scientifique locale – dont les illustres représentants étaient Charles Monchicourt, Pierre Grandchamp, Jean Pignon, Marcel Gandolphe, Jean Ganiage, Charles Saumagne, André Martel et l’ottomaniste R. Mantran…que Sebag a eu la fortune d’avoir pour « éclaireurs » et « compagnons de route ».
Il est à ajouter, enfin, que si les trois champs de recherche de Sebag (la ville, les récits de voyage et les Juifs de Tunisie) se sont succédés et parfois chevauchés le long de sa carrière, ce sont ses travaux sur la ville de Tunis qui ont été au cœur de ses investigations et de sa production scientifique.
Deux références, brèves mais consistantes, pourraient servir à illustrer cette orientation urbanistique éminemment féconde : un ancien article sur la ville européenne à Tunis au XVIe siècle et une récente notice de synthèse sur l’histoire urbaine de Tunis.
Dans l’article sur la ville européenne, Sebag apporte du nouveau sur la topographie de Tunis au XVIe siècle en reprenant, sur la base de documents inédits auxquels n’avait pas eu accès Ch. Monchicourt, la question de la localisation de la nova arx. Située entre les murs de la ville et le lac, cette nouvelle citadelle dont la construction commença en 1573 semble s’être déployée sur l’emplacement de la ville moderne de Tunis. Cette ville éphémère qui fut une première « ville européenne » dans le Tunis au XVIe siècle se serait située, selon l’évaluation de Sebag, entre l’actuelle avenue Mohamed V et la cathédrale de Tunis ; laquelle recouvrait le cimetière Saint-Antoine où se trouvait le lieu dit Bastion (bastioun).
Dans l’entrée « Tunis » rédigée pour l’Encyclopédie de l’Islam (Nouvelle édition, tome X, 2002, pp. 676-688), Sebag prolonge et enrichit l’apport du grand maître des études kairouanaises et tunisiennes qu’était Ch. Monchicourt, rédacteur de la première notice sur Tunis (Encyclopédie de l’Islam, 1934, Tome IV-I, pp. 881-888). Il approfondit les connaissances historiques en les réactualisant, étend l’analyse à la période de l’entre-deux-guerres et aux lendemains de l’indépendance nationale jusqu’aux tous récents développements et transformations de l’espace urbain. C’est tout un mouvement d’extension urbaine où « le centre-ville ne cesse de s’annexer les zones voisines et s’étend maintenant sur des terrains conquis sur le lac dont on a entrepris de reculer les rives ».
En fait, Paul Sebag reprend ici la note finale du livre monumental qu’il avait consacré à sa ville natale (10) et qu’il a eu l’élégance et la modestie de conclure par cette invitation :
« La nouvelle Tunis appelle déjà un autre livre, mais il reviendra à d’autres de l’écrire. Nous ne tenterons pas de conduire plus loin cette histoire d’une ville. »


(en 1994 au diner-débat de l’ALCT consacré à Paul Sebag, à l’occasion de la sortie de son livre « Tunis, histoire d’une ville » l’Harmattan. il est interrogé par Gérard Sebag (pas de parenté avec Paul), journaliste à France 2, Hélène Hayat secrétaire générale de l’ALCT).

Mohamed KERROU

Notes

(1) Je suis reconnaissant à Anne-Marie Planel, directeur adjoint de l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), qui a lu une première version de la présente note et a émis des observations critiques qui ont été, pour la plupart, intégrées. Mes remerciements vont également à Maître Lionel Lévy, ancien ami du disparu, qui a eu l’amabilité de répondre, par écrit, aux questions que je lui ai adressées à propos de la vie et de l’itinéraire de Paul Sebag.

(2) « Ce travail n’était pas destiné par lui à la publication, mais l’ayant occasionnellement montré à un universitaire français, celui-ci lui fit observer qu’il serait regrettable qu’une étude de cette qualité soit perdue pour le public et pour les chercheurs » (Témoignage de M° L. Lévy).
Mme Lilia Ben Salem a eu la courtoisie de me signaler que les Editions sociales (Paris) avaient lancé, à l’époque, une série d’ouvrages sur le Maghreb et c’est ainsi que la monographie de la Tunisie de P. Sebag a été suivie d’un livre sur le Maroc (Ayache Germain, Le Maroc. Bilan d’une colonisation. Préface de Jean Dresh, 1956) et d’un livre sur l’Algérie (Lacoste Yves, Nouschi André ; Prenant André, L’Algérie. Passé et présent, 1960).
Ces trois livres ont été publiés au sein de la collection « La Culture et les Hommes ».

(3) « Le père de Paul, Victor Sebag qui était un avocat estimé, appartenait à une famille de la bourgeoisie juive tunisienne. Sa mère née Attal, également. Ils vivaient bien entendu dans la ville européenne, comme la bourgeoisie aisée. » (Témoignage de M° L. Lévy).

(4) « Une anecdote pour marquer le courage du jeune Paul Sebag devant le Tribunal militaire de Vichy. Son père ayant choisi comme avocat pour le défendre Me Tixier-Vignancourt, personnalité pétainiste alors en faveur à Tunis, ce dernier voulut mettre les faits reprochés sur le compte de la jeunesse et de la mauvaise influence subie. Paul Sebag déclara au Tribunal qu’il renonçait à se faire défendre par Me Tixier-Vignancourt et assumerait sa défense lui-même » (Témoignage de M° L. Lévy).

(5) « Paul Sebag aimait passionnément la Tunisie à laquelle il s’identifiait malgré sa culture franco-italienne. Ce sentiment était renforcé, je pense, par son sens de la justice qui lui faisait condamner le régime colonial, et sa sympathie pour le petit peuple, qu’il s’agisse de celui de la Médina, de la Hara ou de la petite Sicile. » (Témoignage de M° L. Lévy).

(6) Cf. notre article « Hommage à Paul Sebag, le pionnier de la sociologie en Tunisie », Réalités, n° 979, du 30/9 au 6/10/2004, pp. 40-41.

(7) « Paul s’est marié avec Diana Gallico, appartenant à la communauté des « Grana », fille d’un avocat de Tunis (…). Paul était italophone dès l’enfance (…). Il m’a expliqué comment, par la suite, le français a substitué l’italien sans qu’il oublie cette deuxième langue. J’ai observé qu’il avait néanmoins des notions d’arabe et même davantage » (Témoignage de M° L. Lévy).
A ces trois langues, il convient d’ajouter la langue de Shakespeare que P. Sebag maîtrisait parfaitement, comme l’atteste sa traduction de certains passages d’Othello et des récits de voyage de N. Davis et Benjamin II.

(8) Pour le compte rendu de ce livre, Cf. Boubakeur Sadok « Tunis au XVIIe siècle. Une cité barbaresque au temps de la course de Paul Sebag », Ibla, n° 167, 1991/1, pp. 117-123.

(9) Il est à signaler que le livre de Sebag sur les noms des Juifs tunisiens a été soumis à une recension critique d’une vingtaine de pages, de la part de M° Lionel Lévy qui, tout en exprimant son respect et admiration pour la probité intellectuelle de Sebag, a contesté les origines portugaises, italiennes et maghrébines de certains noms (Cf. www. harissa. com).

(10) Après la sortie de son livre sur Tunis. Histoire d’une ville (1998), Paul Sebag a été invité pour présenter, dans une librairie de la Marsa, son livre devant un public composé pour l’essentiel de ses anciens amis, élèves, étudiants et également nombre de jeunes qui sont venus l’écouter raconter l’histoire de leur ville.

Liste des publications de Paul Sebag
Livres

– La Tunisie. Essai de monographie, Paris, Editions Sociales, 1951.
– Enquête sur les salariés de la région de Tunis (en collaboration avec T. Benzina-Bencheikh, M. Lahmi, B. Lazar, J. Lévigne…), Paris, PUF (Publications de l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, Mémoires du Centre des Sciences Humaines, Vol. III, fasc. 3), 1956.
– Le gourbiville de Saïda Manoubia. Etude préliminaire, Tunis, Centre d’Etudes Economiques, 1958.
– L’évolution d’un ghetto nord-africain. La Hara de Tunis (en collaboration avec R. Attal), Paris, PUF (Publications de l’Institut des Hautes Etudes de Tunis, Mémoires du Centre d’Etudes des Sciences Humaines, Vol. V), 1959.
– Un faubourg de Tunis : Saïda Manoubia. Enquête sociale par P. Sebag. Enquête nutritionnelle et médicale par Dr M. Ben Salem, Dr J. Claudin et Mme H. Taïeb, Paris, PUF (Publications de l’Université de Tunis, Mémoires du Centre des Sciences Humaines, Vol. VI), 1960.
– Tunisie. De Carthage à demain (en collaboration avec Cl. Roy). Photographies d’I. Morath, A. Martin ; M. Riboud, Paris, Delpire, 1961.
– La Grande mosquée de Kairouan. Texte de P. Sebag. Photographies d’A. Martin, Paris, Delpire, 1963.
– (Textes recueillis et collationnés par P. Sebag ; A. Martel) Pierre Grandchamp, Etudes d’histoire tunisienne XVIIe-XXe siècle, Paris, PUF (Publications de l’Université de Tunis, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines), 1966.
– Préface à Zoubeir Turki, Tunis naguère et aujourd’hui. Adaptation française de Cl. Roy, Tunis, Publications du secrétariat d’Etat à l’information et au tourisme, 1967.
– Les préconditions sociales de l’industrialisation dans la région de Tunis (en collaboration avec A. Bouhdiba ; C. Camilleri), Tunis, Cahiers du CERES, Série Sociologique n°1, 1968.
– Toute la Tunisie. Photographies d’A. Martin, Tunis, Cérès Productions, 1968 (Tr. anglaise par R. Maguire : Tunisia. Time past ans Time present, Tunis, Cérès Productions, 1968).
– Une relation inédite sur la prise de Tunis par les Turcs en 1574. Sopra la desolatione della Goletta e forte di Tunisie di Bartholomeo Ruffino. Introduction, texte et traduction annotée de P. Sebag, Tunis, Publications de l’Université de Tunis, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, 1971.
– Pétis de la Croix : Les Mille et Un jours. Contes persans, Paris, Christian Bourgois, 1980.
– Tunis au XVIIe siècle. Une cité barbaresque au temps de la course, Paris, L’Harmattan, 1989.
– Histoire des Juifs de Tunisie. Des origines à nos jours, Paris, L’Harmattan, 1991.
– (Ed) Nicolas Béranger, La Régence de Tunis à la fin du XVIIe siècle. Mémoire pour servir à l’histoire de Tunis depuis 1684. Introduction et notes de P. Sebag, Paris, L’Harmattan, 1993.
– Les Juifs de Tunisie. Images et textes (sous la coordination de J-P. Allali, A. Goldmann, P. Sebag). Préface d’A. Memmi, Paris, Biblieurope, 1997.
– Tunis : Histoire d’une ville, Paris, L’Harmattan, 1998.
– François Pétis de la Croix. Histoire du prince Calaf et de la princesse de la Chine, Paris, L’Harmattan, 2000.
– La course tunisienne au XVIIIe siècle, Tunis, Publications de l’Ibla, 2001.
– Communistes de Tunisie 1939-1943. Souvenirs et documents, Paris, L’Harmattan, 2001.
– Les noms des Juifs de Tunisie. Origines et significations, Paris, L’Harmattan, 2002.
– Une histoire des révolutions du Royaume de Tunis au XVIIe siècle. Une œuvre de Guilleragues ? Paris, L’Harmattan, 2004.

Articles

– « Les niveaux de vie et la consommation dans la délégation de la Marsa », Bulletin de Statistique et d’Etudes Economiques, n° 2, nouvelle série, avril-juin 1958, pp. 65-76.
– « Une description de Tunis au XIXe siècle [Nathan Davis] », Cahiers de Tunisie, n° 21-22, 1è et 2è trim. 1958, pp.161-181.
– « Le bidonville de Borgel », Cahiers de Tunisie, n° 23-24, 3è et 4è trim. 1958, pp. 267-309.
– « L’industrialisation de la Tunisie: une expérience pilote dans l’industrie de la chaussure », Cahiers de Tunisie, n° 25, 1è trim. 1959, pp. 147-173.
– « Les Juifs de Tunisie au XIXe siècle d’après J-J. Benjamin II », Cahiers de Tunisie, n° 28, 4è trim. 1959, pp. 489-510.
– « Le faubourg de Sidi Fathallah », Cahiers de Tunisie, n° 29-30, 1er et 2è trim.1960, pp. 75-136.
– « Les expéditions maritimes arabes du VIIIe siècle », Cahiers de Tunisie, n° 31, 3è trim. 1960, pp. 73-82.
– « Une ville européenne à Tunis au XVIe siècle », Cahiers de Tunisie, n° 33-34-35, 1è et 3è trim. 1961, pp. 97-107.
– « Milieux sociaux et attitudes à l’égard de la vie », Tunisie Médicale, n° 2, 1961, pp. 1-8.
– « Remarques sur l’histoire de la Grande mosquée de Kairouan » (en collaboration avec A. Lézine), Ibla, n° 99, 1962/3, pp. 244-256.
– « Cartes, plans et vues de Tunis et de la Goulette au XVIIe et au XVIIIe siècle » in Etudes Maghrébines. Mélanges Ch-A. Julien, Paris, PUF, 1964, pp. 89-101.
– « La peste dans la Régence de Tunis au XVIIe et XVIIIe siècle », Ibla, n° 109, 1965/1, pp. 35-48.
– « La famille israélite en Tunisie au XXe siècle », Revue Tunisienne des Sciences Sociales, n° 11, octobre 1967, pp. 109-122.
– « La Goulette et sa forteresse de la fin du XVIe siècle à nos jours », Ibla, n° 117, 1967/1, pp. 13-34.
– « Les travaux maritimes de Hassan b. Nu’mân », Ibla, n° 125, 1970/1, pp. 41-56.
– « Une nouvelle de Bandello (XVIe siècle) : Moulay Hassan et Moulay Hamida », Ibla, n° 127, 1971/1, pp. 35-62.
– « Une lecture d’Othello. Le More de Venise et « la haine pour rien » », Ibla, n° 129, 1972/1, pp. 33-58.
– « Sur une chronique des beys mouradites. Une œuvre posthume de Guilleragues? », Ibla, n° 131, 1973/1, pp. 53-78.
– « Grands travaux à Tunis à la fin du XVIIIe siècle », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, n° 15-16, 1973, pp. 313-321.
– « Sur une chronique des beys mouradites. II : Guilleragues et De la Croix », Ibla, n° 139, 1977/1, pp. 3-51.
– « Voyages en Tunisie au XVIIe siècle. L’escale de Jean Thévenot (9-30 mars 1659) », Ibla, n° 145, 1980/1, pp. 47-78.
– « Sur deux orientalistes français du XVIIe siècle. F. Pétis de la Croix et le Sieur de la Croix », Revue de l’Occident Musulman et de la Méditerranée, n° 25, 1978, pp. 89-118.
– « La négociation de Laurent d’Arvieux (12 juin 1666 – 15 août 1666). Voyages en Tunisie au XVIIè siècle », Ibla, n° 147, 1981/1, pp. 71-94 et n° 148, 1981/2, pp. 253-286.
– « Voyage en Tunisie au XVIIe siècle. La mission du Père de la Motte (2 juin-26 juin 1700) », Ibla, n°165, 1990/1, pp. 3-37 et n° 166, 1990/2, pp. 219-236.
– « Les monnaies tunisiennes au XVIIe siècle », Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée, n°55-56, 1990, pp. 203-218.
– « L’hôpital des Trinitaires espagnols à Tunis (1720-1818) », Ibla, n° 174, 1994/2, pp. 203-218.
– « La Régence de Tunis et la France au XVIIe siècle » in Itinéraires de France en Tunisie du XVIe au XIXe siècle, Marseille, Bibliothèque Municipale, 1995, pp. 23-29.
– « Tunis », Encyclopédie de l’Islam, Nouvelle Edition, 2002, pp. 676-688 (Edition anglaise, pp. 629-639).
– « Aux origines de l’Orient romanesque. Quel est l’auteur des Mille et Un jours? », Ibla, n° 193, 2004/1, pp. 31-60. Voici, en hommage à Paul Sebag – professeur de français au lycée Carnot – un article publié, à Tunis, dans le dernier numéro de la revue Ibla (Institut des Belles Lettres Arabes) par Mohamed Kerrou, Maître de conférences à l’Université de Tunis.

Albert MEMMI

Comment êtes-vous entré au Lycée Carnot ?
Le lycée Carnot, comme je l’ai raconté dans « la statue de sel » et dans d’autres livres, a été pour moi une chance providentielle. Mon père était artisan bourrelier et il n’était pas question que je fasse des études secondaires, non pas, que mes parents ne le voulaient pas, mais ce n’était tout simplement pas dans leur perspective. J’ai eu la chance de me voir proposer une bourse d’études par l’Alliance Israélite, destiné aux meilleurs élèves. C’est ainsi que j’ai pu aller au lycée Carnot.
Je dois dire que je rends gr‚ce encore aujourd’hui au dévouement de mon père parce que, normalement j’aurais d? travailler au magasin en tant que fils aîné ; ce fut un gros sacrifice pour mes parents. Et c’est vrai que c’était la voie qui m’a amené vers l’Université plus tard.
Au début, ce fut pour moi très angoissant, je ne parlais pas bien le français. A l’école primaire israélite, on parlait mal le français. Entre nous, nous parlions l’arabe dialectal. Ma mère n’a jamais parlé français, mon père parlait un français de tous les jours, mélangé au sicilien et au maltais et mes petits copains, ceux de mon milieu social, ceux que je fréquentais lorsque je sortais du lycée, n’étaient pas des Français : c’était des Corses, des Siciliens, des Arabes parce que j’habitais un quartier qui était plus proche du quartier arabe que du quartier européen. On était plutôt d’influence italienne dans notre quartier. Je parlais donc arabe avec mes copains et ma famille. Je suis donc de langue arabe, c’est clair. Par ailleurs, je n’avais pas de vraie relation avec mes camarades du lycée, je n’avais aucun contact avec leur vie à l’extérieur, avec leur famille.
Le lycée Carnot, c’était des gens qui parlaient bien français ; le français, c’était la langue de la bourgeoisie, parce que l’influence française s’exerçait plutôt sur la bourgeoisie que sur les classes pauvres. Moi , je n’étais pas riche, j’en ai tiré parti ; j’en ai fait une philosophie, une force.

Qu’est ce qu’a représenté le lycée Carnot dans votre vie ?
Premièrement, cela correspond à la chose la plus belle au monde : c’était une promotion sociale considérable, de la même manière que le fils de paysan, d’ouvrier français fait un bond en entrant au lycée et non au collège technique. Beaucoup de mes amis ENA ou HEC sont issus de ces classes-là ; le grand-père est paysan ou ouvrier puis le fils devient instituteur, c’est déjà un progrès formidable, puis le fils de l’instituteur devient professeur agrégé et quelquefois parmi eux, il y en a qui vont au Collège de France. C’est classique comme description démographique. L’entrée au lycée Carnot était donc premièrement une promotion sociale.
Deuxièmement, c’était la manière d’approcher, de maîtriser la culture française à laquelle je reste fidèle. Quels que soient les griefs que j’ai sur la conduite des colonisateurs, la culture française est certainement l’un des plus beaux fleurons de l’humanité. Ce n’est pas de la flatterie de dire qu’elle fait partie des trois ou quatre cultures majeures. La France a cette conjonction assez extraordinaire : la littérature et la philosophie françaises sont des choses très importantes et en même temps la France a une place essentielle pour les sciences, les techniques, les technologies. Donc le lycée Carnot, c’était l’accès à la culture.
Pour moi, s’y ajoute un troisième point capital : c’est là où j’ai fait connaissance de ce que l’on pourrait appeler l’esprit critique. L’esprit critique vient surtout du siècle des lumières, les valeurs de la Révolution Française, la rationalité, tout ce qui est devenu ma philosophie, et qui m’a donné une méthodologie, une méthode de travail, qui m’a permis de faire des recherches, de me constituer en tant qu’homme sur tous les plans, avec sa tradition cartésienne et expérimentale que je pense non dépassée. Aujourd’hui, on en vient au mysticisme mais pour moi j’en reste à ces valeurs-là : la méthode expérimentale et rationnelle qui est la seule méthode qui permette vraiment de penser. Le reste c’est de l’affabulation.
Quatrièmement, c’est que cela m’a permis la maîtrise de la langue française. Je suis devenu écrivain parce que j’avais un besoin profond de maîtriser cette langue majeure. Et, je continue aujourd’hui encore, vous ne pouvez imaginer : cela vous amuserait de penser qu’à mon ‚ge, et après tant de livres écrits, je consulte encore mon vieux dictionnaire, je le regarde, je vérifie un mot. J’ai écrit un livre, il n’y a pas très longtemps qui s’appelle « A contre courant » dans lequel il y a un chapitre spécial sur le langage des publicitaires : « positiver, etc… ». Je trouve cela grotesque. C’est une espèce de lutte permanente avec cette langue superbe, magnifique qui fait que je suis devenu écrivain avec toute la modestie que je mets dans ces mots, comme la modestie d’un artisan qui aime à faire une belle phrase. C’est une jouissance de faire une phrase correcte.

Cet amour de la langue française, de cette culture vous a été transmis par les enseignants de Carnot ?
Je n’aurais pas pu écrire dans une autre langue. La littérature française a été une découverte progressive, mais il y a un homme dont j’ai parlé dans « la statue de sel » sous le nom de Marrou, qui est Jean Amrouche, en fait un écrivain, un poète franco-algérien, kabyle chrétien. J’ai eu la chance qu’il ait été mon professeur en première, il était féru de langue française, il adorait cette langue et vraiment il m’a communiqué l’amour des poètes. C’est lui qui m’a appris à aimer des poètes pas très connus comme Saint John Perse ou celui qui a dit cette phrase superbe « Ceux qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid ». Enfin, il m’a ouvert des perspectives sur la littérature. Comme l’année suivante, j’ai eu la chance d’avoir un professeur de philo, qui était également remarquable. C’est une chance, ce n’est pas un mérite de tomber sur quelqu’un qui s’appelait Patri que j’ai décrit sous le nom de Poinsot. Et Patri était un extraordinaire pédagogue. Il boitait, je l’accompagnais chez lui à Mutuelleville à pied, et il parlait, il parlait. Après, j’ai lu pour mon propre compte.

Comment vous définiriez vous ?
Je ne me considère pas comme un intellectuel français, plutôt comme un intellectuel de langue française. Et je ne me considère pas non plus comme un intellectuel tunisien. Je suis un écrivain, comme le dit Camus :  » La caractéristique d’un écrivain, c’est son incapacité à faire partie d’une race, d’une caste, d’une classe sociale ». Et cela va encore plus loin, c’est même une condition d’hygiène mentale : il faut garder des distances avec tout le monde, pas seulement au niveau politique, ou social, mais aussi religieux, familial, personnel, à tous les niveaux.
Bien s?r, l’appartenance, vous savez, c’est une chose terrible ; c’est à la fois quelque chose de très agréable, c’est très chaud et c’est le pire des piéges. Parce que vous en venez tôt ou tard à dire des choses que vous ne pensez pas, par solidarité, par gentillesse, pour continuer à appartenir. C’est pas bien. Un intellectuel ne doit jamais faire çà, ce n’est pas son métier. Mais je n’ai pas dit qu’il faut rompre avec les groupes, je vous le répète, c’est très agréable. Cela aide beaucoup. J’ai écrit un livre qui s’appelle « la dépendance ». On est toujours dépendant, c’est même ma thèse essentiellement; mais il faut savoir jouer sur cette dialectique à la fois de fusion et de distance, avec sa propre dépendance, ses dépendances.
Je crois très sincèrement que mes livres (je ne parle pas de leur valeur), mon itinéraire peuvent aider beaucoup de monde. Ce sont des livres sincèrement faits, sincèrement exprimés et qui sont assez typiques. Des hommes comme moi, il y en a beaucoup et c’est l’avenir. Ces hommes qui soient à la fois de plusieurs pays, de plusieurs civilisations, de plusieurs langues : ils sont vraiment exemplaires. En vérité, les gens ne se rendent pas compte, ils s’imaginent parce qu’ils sont de Lozère, par exemple, avec toute leur famille, ils s’imaginent qu’ils sont tout à fait typiques. Ce n’est pas vrai, c’est nous qui sommes typiques : eux sont périmés. On peut appeler cela universalité ou mondialisation.
Je suis traduit en arabe : quelques petits textes, par une excellente maison qui s’appelle CERES, dirigé par un ami d’enfance tunisien. Je suis traduit en 20 pays, dont l’Iran et surtout en Allemagne, aux Etats-Unis, en Italie, en IsraÎl…

Quelles suggestions donneriez-vous à l’Association pour qu’elle joue pleinement son rôle ?
D’une manière générale, je vous ai dit que j’étais pour l’exercice de la rationalité, pour l’exercice des droits de l’homme, pour la justice sociale, pour toutes ces valeurs qui sont issues tout droit à la fois du judéo-christianisme et plus particulièrement de la Révolution Française. Je suis un homme du XVIII? siècle, pour les idées et pour le style aussi. J’aime la clarté, la précision, je n’aime pas l’équivoque, je déteste les romantiques, parce qu’on ne comprend pas ce qu’ils racontent. Donc dans cette lignée-là, dans cette filiation-là, je suis ce qu’on appelle aujourd’hui un humaniste. C’est à dire que pour moi, l’homme est le plus important.
Je suis donc pour le dialogue, je vous l’illustrerai d’une réalité de mon enfance : ma mère suivait une rite qui est classique : quand quelqu’un lui envoyait une assiette avec quelque chose, elle ne le renvoyait pas vide, et comme on n’était pas très riche, elle mettait du sucré, des bonbons, du chocolat, n’importe quoi. L’essentiel, c’est qu’il y ait des choses douces.
C’est l’illustration même du dialogue, du rapprochement. Le dialogue de l’association, c’est entre générations et origines différentes. Même si c’est difficile et ingrat, il faut le faire quand même. C’est comme la pédagogie, j’ai enseigné 40 ans. Beaucoup de collègues sont découragés. A quoi ça sert ? Il faudrait pouvoir voir les gens avant et après ; on verrait qu’un garçon ou une fille sont transformés par votre apport, parce que nous avons un effet réel. Même si c’est limité, il faut le faire. C’est pas tangible tout de suite. Mais il y a une parole d’homme à transmettre. Intellectuel de langue française comme il se définit, Albert Memmi nous a entretenu de sa passion pour la culture française transmise par les enseignants du lycée Carnot et du rôle de l’association. Interview Effy Tselikas, Lina Hayoun

Philippe SEGUIN

La plupart des « anciens  » ont fait le pèlerinage au Lycée Carnot, lors d ‘un séjour en Tunisie. Et vous ?
J’y vais régulièrement, je ne fais pas de visite à Tunis sans passer au lycée. J’y suis allé avec mes enfants et je leur en parle souvent. Cela compte beaucoup pour moi.Comment dirais-je… en dehors de ma chambre, c’est l’endroit où j’ai passé le plus de temps. J’y suis entré en classe de douzième, en octobre 47 à 4 ans. J’ai fait tout mon primaire au petit lycée. A l’époque la douzième, c’était la première porte sur l’avenue de Paris. En douzième et en onzième on sortait en récréation dans la première cour, puis on passait dans la deuxième cour pour la dixième et la neuvième et enfin c’était la troisième cour pour la huitième et la septième.
J’ai passé mon examen d’entrée en sixième et je suis entré au Lycée pour ma sixième et ma cinquième. Je me souviens bien de ma sixième, c’était la 6ème A1, avec Beuchet comme professeur de français-latin. Le meilleur élève s’appelait Malet. Pour moi, la 6ème et la 5 ème n’ont pas été d’excellentes années, j’ai eu du mal à m’y faire: le changement de professeurs, l’éclatement du groupe qui avait fait quasiment le primaire ensemble. D’ailleurs, j’en ai retrouvés; certains m’ont écrit.
J’ai quitté le Lycée Carnot à la fin de la 5ème. Et sans vouloir dévaloriser l’établissement de Draguignan dans lequel je suis entré, cela m’a paru beaucoup plus facile. Il faut reconnaître que le Lycée Carnot était de très bon niveau, les instituteurs étaient solides et les professeurs de haute qualité: par exemple Chaix et Beuchet étaient extraordinaires.

Le passage de la Tunisie à la France, a t-il été un moment pénible?
Oui, ce fut une rupture difficile, parce qu’à la fois le rapatriement, au delà des problèmes financiers, c’est surtout l’éclatement du cercle familial, l’éclatement de l’environnement. On perd ses amis, ses voisins, toutes ses habitudes. Ce n’est pas un moment facile. Encore que moi, j’ai eu la chance d’y revenir en vacances régulièrement jusqu’à 16 ans. contrairement à d’autres pour qui il y eut rupture totale.Mes grands-parents ont quitté la Tunisie au moment de Bizerte. Avec la nationalisation des terres, ils n’avaient aucune raison particulière de rester. Pourtant, ma famille était établie en Tunisie, depuis quatre générations. Moi, je suis né en Tunisie, mon père aussi, mon grand père paternel est venu à 5 ans en 1895. Ses parents étaient originaires de Bordeaux, où Je n’ai que de vagues cousins.
C’est pourquoi mes racines, mes liens sont avec la Tunisie. C’est là que j’ai appris à bouger, à marcher, à courir, à nager. Certains les rejettent, alors que moi, j’assume ma terre natale; je reconnais la Tunisie d’aujourd’hui comme terre natale, et j’ai la chance aussi d’avoir suffisamment de notoriété maintenant pour que non seulement on admette que je la revendique. comme terre natale, mais beaucoup plus même, quand je vais là-bas, je suis encore plus dans ma terre natale, parce que tout le monde s’ingénie à me le rappeler et gentiment à s’en réjouir.

Vous, et la Tunisie, c’est une vraie histoire d’amour?
J’y suis né, j’y ai passé toute mon enfance et les étés de mon adolescence. Je connaissais à l’époque essentiellement Tunis et tout le Nord du pays: Bizerte bien s?r, Tabarka, Hammamet, Nabeul, Korbous, Béja (j’avais de la famille à Béja). J’ai vu ma première neige à Ain-Draham. Je suis incollable sur toutes les plages des environs de Tunis et du Nord: on y allait tout le temps en famille. Je connaissais aussi les îles Kerkennah, on s’y rendait en bateau à partir de Sfax. Je ne suis pas retourné en Tunisie pendant 10 ans de 1961 à 1971-72, étant étudiant à l’…cole Normale d’instituteurs, en faculté d’histoire d’Aix-en-Provence puis à l’ENA Après, en y allant régulièrement, c’est là que j’ai découvert le reste de la Tunisie: Tozeur, Gabès, Djerba…

Et cette enfance hors de France, que vous a t-elle enseigné?
J’ai été incontestablement très marqué par la multiplicité culturelle. Nous, les enfants, à notre échelle de petits, nous partagions les mêmes jeux, nous participions à toutes les fêtes et avec les trois calendriers, nous cumulions les congés scolaires, sans faire de différence. Ce n’est qu’à 9-10 ans, que j’ai entendu les distinctions: « c’est un juif, c’est un arabe, c’est un sicilien » A l’échelon des adultes la coexistence pacifique était plus ambiguÎ C’était effectivement une cohabitation de communautés. On vivait ensemble, on se fréquentait les uns les autres, mais chacun conservait sa spécificité. Lorsque survenait un mariage inter-communautés, chrétien-juif, chrétien-musulman, musulman-juif, tout Tunis en parlait; mais aussi, il faut être juste, on jasait autant pour un mariage protestant-catholique
Moi-même, les deux femmes qui s’occupaient de moi de 0 à 7 ans, était l’une maltaise que j’appelais tantine, l’autre, une vieille dame juive livournaise madame Lumbroso.Ma mère travaillait, elle était institutrice dans une école franco-arabe. Alors quand elle ne pouvait pas me faire garder, j’allais souvent dans un coin de sa classe faire mes devoirs. Dès le départ, comme vous le voyez, je ne risquais pas d’entrer au  » Front National  » tout de suite. Je me souviens d’ailleurs d’ une anecdote significative: ma mère dans sa classe franco-arabe à majorité tunisienne, avait demandé un jour  » Qui est français ? » et toute la classe s’était levée.
La culture française, avec tous ces gens différents, était un élément fédérateur. Le Lycée Carnot, lui aussi, était un lieu où se retrouvait une situation multiculturelle, mais tous les élèves étaient liés par cette culture française. Regardez les noms derrière n’importe quelle photo de classe: vous avez des français, des siciliens, des juifs, des italiens… A l’époque l’élite tunisienne était à Sadiki, ce n’est qu’après qu’elle est venue à Carnot.
Ce que l’on peut tirer comme enseignement, de toutes ces situations existant en Tunisie, montre que l’on pouvait vivre ensemble. C’est que la relation entre les gens dans ce pays, cette relation va au delà de la simple solidarité d’origine; les gens se reconnaissent. Je vous en donne un exemple… France 3 fait une série sur les hommes politiques, chacun pouvant choisir son réalisateur. Moi j’ai choisi Serge Moati: parce qu’au delà des clivages politiques, nous partageons les mêmes valeurs fondamentales.

Vous êtes désormais notre Président d’honneur , en dehors de regrouper les « anciens » quel rôle peut jouer l’association ?
Comme priorité, je suis particulièrement sensible à la relation franco-tunisienne Le Lycée Carnot est une des plus belles réussites de cette relation, de ce qu’elle a pu faire et de ce qu’elle doit rester. Les « anciens » sont un groupe de personnes qui témoignent de ce que cette relation a de fécond et leur rôle est de faire en sorte qu’elle perdure. Renouer les liens, c’est extrêmement important.
Par exemple, le Lycée Carnot a donné naissance aujourd’hui à un Iycee tunisien et à un centre culturel français. Il faut que les gosses, du Lycée d’aujourd’hui, n’aient pas honte de s’être appelés Carnot. Je crois qu’il faut les aider à assumer leur filiation: une initiative intéressante serait de créer un prix récompensant un élève de ce Lycée. Tout ce qui permet d’ouvrir le présent sur l’histoire joue un rôle positif.
Dans ma ville, j’ai fait transformer le régiment d’Epinal en régiment de tirailleurs d’Afrique du Nord, en hommage à la tradition historique. Pour célébrer les cérémonies de la Libération, ce régiment avait organisé une journée « portes ouvertes ». Avec leurs uniformes, leurs symboles, leurs emblèmes, on se se serait cru à Tunis. D’ailleurs, il faudra que les anciens de Carnot viennent à Epinal rencontrer ce régiment.
L’association peut donc vraiment jouer ce rôle de lien entre le passé et le futur, entre la Tunisie et la France et entre tous ces gens qui se reconnaissent comme la composante de ces ponts, Que tous ceux qui sont passés par les bancs du Lycée Carnot se mobilisent à cet effet.En 1996, Effy Tselikas et Michel Hayoun ont rencontré Philippe Séguin alors président de l’Assemblée Nationale. Durant plus d’une heure sous les lambris dorés de l’Hôtel de Lassay, a résonné notre mémoire commune d’anciens élèves du lycée Carnot.